Visioconférence et sociabilité : réenchantons nos quotidiens
Stéphane Safin, Télécom Paris – Institut Mines-Télécom
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[dropcap]L[/dropcap]a période de confinement bouleverse notre façon de communiquer et de maintenir des liens sociaux. Elle engendre la nécessité de repenser nos habitudes de sociabilité, et d’en créer de nouvelles formes. Les systèmes de visioconférence sont massivement utilisés. Ce qui est efficace pour le travail l’est-il autant pour la sociabilité personnelle ? Comment réinventer nos formes d’interactions pour leur permettre de rester riches et épanouissantes ?
Socialiser en ligne
La communication à distance est massivement soutenue par les technologies de l’information et de la communication, dans les champs professionnels et personnels. Les solutions techniques prolifèrent, engendrant des usages nouveaux de communication, voire de nouvelles formes de langage. Par exemple, les limites des SMS ont contraint à la construction de formes écrites courtes, qui ont fait émerger non seulement une orthographe abréviative spécifique, mais aussi de nouvelles plates-formes de réseaux sociaux numériques qui ont sanctuarisé ces formes courtes, comme Twitter. Autre exemple, le manque de métacommunication de l’écrit, c’est-à-dire la communication sur la communication elle-même, qui ajoute de la nuance et soutient l’intercompréhension, a fait émerger des dispositifs de plus en plus sophistiqués, comme les émoticônes et GIF animés.
Alors que les outils de communication à distance sont largement disponibles et de plus en plus accessibles, ils fournissent l’opportunité de maintenir les liens sociaux, voire de les renforcer, dans une période où nous sommes contraints à l’isolement physique.
On distingue deux grandes formes de communication à distance : la communication asynchrone – avec des outils basés sur l’écrit et le visuel tels que l’email, le partage de documents et les réseaux sociaux numériques – et la communication synchrone, incluant par exemple les outils comme le téléphone, la visioconférence et le cas particulier des messageries instantanées, qui proposent des formules hybrides entre communications synchrones et asynchrones.
La visioconférence permet-elle la sociabilité informelle ?
Les outils de visioconférence ont été développés pour mener des réunions de travail. Dans certains cas, ils permettent même d’améliorer la qualité de la collaboration, en comparaison à des situations de co-présence (présence physique au même endroit) car ils forcent une structuration des échanges. Être devant un écran dans un créneau temporel déterminé peut ajouter en concentration et en efficacité, et les collaborateurs sont poussés à « aller à l’essentiel » en se dégageant de l’informel. Tant pis si on perd un peu en sociabilité, dans l’avant et l’après la réunion, ou dans le café qui clôturerait sinon les échanges. Mais dès lors qu’on s’adresse à notre sociabilité « de tous les jours », c’est précisément l’informel qui compte. Le café qu’on partage a bien plus d’importance que la tâche qu’on réalise.
Mais ces outils présentent, en regard des situations de co-présence, de nombreuses limitations dont les deux principales sont le manque de partage du contexte (qui sait ce qui se passe hors du cadre de la webcam de son interlocuteur ?) et la nécessité d’allouer des ressources importantes à la gestion de l’interaction (répartir la parole, gérer les outils et leurs contraintes techniques). Ils ne s’avèrent généralement performants que pour des collectifs déjà constitués, qui partagent un référentiel commun : des objectifs partagés, un vocabulaire relativement univoque, etc.
Mais surtout, alors que les réunions dans des cadres professionnels – généralement très normées en termes de rapports de pouvoir et de structuration de la prise de parole – nécessitent quand même d’être « bien tenues », que dire de nos réunions informelles, passablement plus chaotiques (et c’est aussi ce qui fait leur charme) ?
La sociabilité du quotidien demande de la créativité
En somme, la visioconférence permet de réaliser des tâches dans des collectifs structurés, au prix d’une gestion formelle et explicite du contexte et des interactions. Mais elle supporte mal la sociabilité du quotidien, qui repose sur l’immersion du groupe dans un contexte commun, sur la fluidité des échanges (nécessaire notamment pour l’humour), et sur le plaisir d’être ensemble sans réaliser de tâche, mais simplement pour être ensemble.
Dès lors, pour palier à ces difficultés inhérentes à la technique, et parce qu’on n’a pas vraiment d’autres choix, on observe des formes de résilience consistant à (ré)inventer des formats originaux d’interactions sociales. On peut les classer en trois grandes stratégies, que nous illustrons par des exemples glanés çà et là en cette période de confinement.
Première stratégie : créer du contexte partagé
Au temps réellement partagé, on rajoute un espace supposément partagé. Les apéros en visioconférence en sont un exemple emblématique : s’installer dans un fauteuil, trinquer ensemble face à sa webcam, partager des petits fours, c’est recréer des habitudes qui nous plongent dans une forme de référentiel commun : chacun sait ce qu’il a à faire lors d’un apéro. Autre exemple : certains dispositifs de réunion distants permettent de détourer l’interlocuteur et d’y apposer un fond. Initialement conçus pour respecter l’intimité, c’est aussi l’occasion de recréer du contexte partagé. Mettre un même fond permet à tous de se sentir « au même endroit ».
Deuxième stratégie : recréer des tâches
La visioconférence est particulièrement appropriée pour réaliser des tâches, dès lors pourquoi pas fixer un but à nos moments de sociabilité, là où il n’y en avait pas nécessairement auparavant ? Faire garder les enfants à distance par exemple. Pour ceux qui ont des enfants, un coup de main est le bienvenu, et mobiliser les grands-parents ou autres adultes le temps d’une histoire ou de la réalisation de devoirs est bénéfique à tous points de vue : ménager des moments tampons pour les parents et maintenir le lien entre enfants et grands-parents. Le lien passe désormais par la tâche qui donne une raison d’être et un but à ce lien.
Autres exemples : jouer à des jeux de société à distance ou cuisiner ensemble sont aussi des façons de recréer des tâches, de se donner un but, de tirer profit de ce pour quoi sont faits ces outils. Le sport en confinement,en situation dégradée donc, outre l’intérêt de se dégourdir, offre surtout un prétexte, un objectif à nos rencontres.
Troisième stratégie : changer les formats mêmes de la communication
Il s’agit par exemple d’accompagner la visioconférence par d’autres médias (images, vidéos, musique) pour enrichir le message et se focaliser sur le contenu. Il peut aussi s’agir de transformer la communication, dans sa forme comme dans son contenu, pour pallier aux difficultés de la technique : ainsi, s’il n’est plus possible de proposer des énoncés longs lors de nos conversations, à cause de la qualité du réseau, on peut échanger par le biais de phrases courtes, de l’humour percutant, et par là même se ménager des moments plus légers, où on ne s’appesantit pas sur le virus et le ressenti de la situation actuelle. Autre exemple, mobiliser les possibilités offertes par nombre d’outils pour se « déguiser » virtuellement, supportant des formes de métacommunication bien utiles lorsqu’on partage un contexte minimal et que nos comportements non verbaux sont somme toute peu visibles.
Quelles leçons en tirer
Bien sûr, nous ne sommes pas tous égaux face au confinement, notamment face à l’accès aux outils numériques. Et ces outils ne garantissent pas toujours le respect de notre vie privé, loin s’en faut. Mais ils constituent, dans la période actuelle, de précieuses ressources pour notre vie sociale, pour peu que nous soyons en mesure d’en inventer les formes.
Peut-être aussi aurons-nous appris, à l’issue de cette crise, à saisir l’importance de l’informel et à remettre un peu de relations dans nos interactions professionnelles, à contre-courant du paradigme dominant de l’hyperperformance.
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Stéphane Safin, Enseignant chercheur en ergonomie, Télécom Paris – Institut Mines-Télécom
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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