D’autres plateformes sont possibles : la piste coopérative
Tribune rédigée en partenariat avec The Conversation.
Par Mélissa Boudes (Institut Mines-Télécom Business School), Guillaume Compain (Université Paris Dauphine – PSL), Müge Ozman (Institut Mines-Télécom Business School)
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[dropcap]F[/dropcap]ortement plébiscitées depuis leur apparition à la fin des années 2000, les plates-formes dites collaboratives suscitent aujourd’hui de nombreuses critiques qui conduisent certains de leurs utilisateurs à l’action collective. Les préoccupations sont croissantes concernant l’utilisation des données personnelles, mais aussi l’éthique des algorithmes. Outre leur fonctionnement technologique, c’est tout le modèle socio-économique des plates-formes qui fait débat. Censées générer de la valeur pour leurs utilisateurs en organisant des transactions en pair à pair, certaines plates-formes dominantes extraient des rentes conséquentes de leur position d’intermédiaire. Il est en outre reproché à des plates-formes d’esquiver le droit du travail via le recours massif aux travailleurs indépendants, de procéder à de l’optimisation fiscale ou encore de contribuer à une marchandisation accrue de nos vies quotidiennes.
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Du collaboratif au coopératif
Si la critique est aisée, la construction d’alternatives l’est beaucoup moins. Pourtant, des initiatives émergent. Le mouvement international de coopérativisme de plates-formes, initié en 2014 par Trebor Scholz à la New School de New York, promeut ainsi la création de plates-formes plus éthiques et équitables. L’enjeu est simple : pourquoi les usagers des plates-formes délèguent-ils l’intermédiation à des entreprises tierces captant la valeur économique de leurs échanges alors qu’ils pourraient gérer ces plates-formes eux-mêmes ?
Pour ce faire, la solution serait d’adopter le modèle coopératif. Autrement dit, de créer des plates-formes possédées par leurs utilisateurs et appliquant un fonctionnement démocratique, où chaque copropriétaire dispose d’une voix, indépendamment de ses apports en capital. De plus, l’obligation de réinjecter une part des bénéfices dans le projet et l’impossibilité de réaliser une plus-value à la revente des parts permettent d’échapper à la spéculation financière.
De nombreuses expériences voient le jour à travers le monde. Par exemple, Fairmondo, marketplace allemande de produits équitables, propose à ses utilisateurs de prendre une part dans la coopérative. Bien que non exhaustive, la liste dressée par le Platform Cooperativism Consortium donne un aperçu du périmètre du mouvement.
Dans leur volonté de constituer des alternatives à une économie de plate-forme concentrée voire oligopolistique dans certains secteurs, les créateurs de plates-formes coopératives font face à de nombreux défis, notamment en matière de gouvernance, de modèles économiques et d’infrastructures technologiques.
Multiples challenges
À partir de nos travaux de recherche-action au sein du réseau français de plates-formes coopératives Plateformes en communs et l’analyse de différents cas étrangers, nous avons identifié un certain nombre de caractéristiques et limites de ces plates-formes alternatives.
Si elles partagent une opposition commune aux grandes plates-formes commerciales, il n’existe pas de modèle type de plates-formes coopératives, mais plutôt une multitude d’expérimentations encore jeunes aux structures et modes de fonctionnement très divers. Tandis que certaines sont nées dans la continuité de mobilisations anti-uberisation, à l’instar de Coopcycle, d’autres ont été imaginées par des entrepreneurs du numérique en quête de sens, ou par des organisations de l’économie sociale et solidaire (ESS) en phase de modernisation.
Les challenges sont donc nombreux pour ces plates-formes coopératives qui affichent de hautes ambitions sociales et économiques et ne disposent pas de voies déjà tracées. Nous nous focalisons ici sur trois enjeux principaux : trouver des modèles économiques et financiers pérennes, fédérer des communautés, mobiliser des soutiens et des partenaires.
Pérenniser les modèles économiques
Dans un contexte de forte concurrence, les plates-formes alternatives n’ont pas le droit à l’erreur. Pour attirer les utilisateurs, elles doivent proposer des prestations de qualité, les maître-mots étant une offre exhaustive, une mise en relation efficace, une simplicité d’utilisation et une esthétique attrayante. Il est cependant difficile pour les plates-formes coopératives d’attirer des investisseurs car leur lucrativité est, dans la plupart des cas, limitée par des statuts coopératifs ou associatifs. De plus, certaines optent pour une logique d’ouverture de leurs actifs, mettant par exemple leur code informatique en accès libre.
D’autre part, si les créateurs de plates-formes numériques alternatives sont des entreprenants, leurs modèles économiques relèvent pour l’heure davantage de l’itération que du business plan. Beaucoup de plates-formes coopératives, encore en émergence, reposent ainsi majoritairement sur un travail bénévole (permis par des revenus extérieurs : emploi à côté, épargne personnelle, allocations chômage, minima sociaux) qui risque de s’épuiser si la plate-forme ne parvient pas à dégager des rémunérations et/ou à attirer de nouveaux contributeurs.
Manifeste pour les entreprenants… Par-delà les premiers de cordée https://t.co/Rtny282r8v via @ConversationEDU
— Christophe DESHAYES (@ChDESHAYES) June 7, 2018
Rassembler une communauté
L’importance de créer une communauté engagée autour de la plate-forme est donc primordiale tant pour des questions de fonctionnement quotidien que de développement, et ce d’autant que l’économie de plates-formes repose sur des effets de réseau : plus une plate-forme réunira de personnes ou d’organisations, plus elle en attirera de nouvelles, car elle offrira de vastes débouchés aux utilisateurs. Il est donc difficile pour des plates-formes alternatives de percer dans des secteurs où il existe déjà des acteurs dominants.
Les plates-formes coopératives tentent de se différencier en constituant des communautés ayant leur mot à dire sur le fonctionnement de la plate-forme. Certaines d’entre elles, comme Open Food France, spécialisée dans les circuits courts alimentaires, vont jusqu’à élargir leur communauté de coopérateurs aux partenaires publics, privés et aux consommateurs finaux. Une façon pour ces derniers d’exprimer des aspirations sociétales à travers leurs choix économiques.
Les fondateurs des Oiseaux de passage, plate-forme coopérative qui proposera prochainement des services touristiques ancrés dans les territoires, ont également opté pour un sociétariat élargi. Ils ont ainsi choisi le statut juridique de Société coopérative d’intérêt collectif,qui permet à plusieurs catégories de parties prenantes (professionnels du tourisme, habitants, touristes) de prendre des parts dans une entreprise partagée.
Ces plates-formes coopératives adoptent ainsi une logique d’écosystèmes à travers l’inclusion de tous les acteurs gravitant autour d’elles. Cependant, pour l’heure, l’engagement des utilisateurs reste faible et les porteurs de projet sont bien souvent surmenés.
Eviter la récupération du mouvement
Encore très jeunes, les plates-formes coopératives peinent à recueillir les soutiens dont elles ont pourtant cruellement besoin. En matière financière, leurs modèles non stabilisés peinent à convaincre même les organisations publiques et d’ESS, qui préfèrent se tourner vers des plates-formes commerciales plus solides et rentables. L’autre obstacle est d’ordre politique. Dans la bataille contre l’uberisation, les plates-formes coopératives se présentent comme des alternatives, là où, pour l’heure, les pouvoirs publics semblent privilégier une approche de dialogue social avec les plates-formes dominantes.
Quasiment livrées à elles-mêmes, les plates-formes coopératives compensent ce manque de soutien en tentant d’unir leurs forces à travers des réseaux de pairs, à l’image du Platform Cooperativism Consortium à l’échelle internationale ou de Plateformes en Communs en France. En s’unissant les plates-formes coopératives sont parvenues à attirer l’attention notamment des médias, mais aussi d’un de leurs plus emblématiques « ennemis ». En mai 2018, le Platform Cooperativism Consortium annonçait ainsi l’obtention d’une bourse d’1 million de dollars de la part de… la Fondation Google. Une bourse visant essentiellement à soutenir la création de plates-formes coopératives dans des pays émergents.
The Platform Cooperativism Consortium at the New School receives $1 million grant from Google dot org: https://t.co/rmqdN212N5
excellent development for all of us working to democratize the tech economy!
— mai ishikawa sutton (@maira) June 6, 2018
L’annonce a évidemment créée des remous au sein du mouvement, d’aucuns dénonçant une contradiction symbolique inacceptable, d’autres faisant état de craintes sur une possible récupération du modèle par Google. En tout état de cause, cet événement illustre l’absence de soutien pour le mouvement, relégué à conclure des partenariats résolument contre-nature.
Il semble donc essentiel à la survie des plates-formes coopératives, et plus généralement à l’existence d’alternatives aux plates-formes qui écrasent aujourd’hui le marché, que les institutions publiques et de l’ESS soutiennent activement les projets émergents, par exemple à travers des dispositifs de financement (notamment d’amorçage), des structures d’accompagnement spécialisées, des partenariats commerciaux, des prises de participation, voire même une co-construction de ces plates-formes à partir des besoins du territoire. Sans volonté politique et innovation de pratiques, la domination sans partage des plates-formes globales semble inéluctable.
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Mélissa Boudes, Professeure associée en management, Institut Mines-Télécom Business School ; Guillaume Compain, Doctorant en sociologie, Université Paris Dauphine – PSL et Müge Ozman, Professor of Management, Institut Mines-Télécom Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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