Sur le terrain de la conception innovante en microélectronique
En novembre dernier lors du colloque IMT [1], Guy Minguet, sociologue à IMT Atlantique, a présenté les résultats de ses recherches de terrain sur la conception innovante. Un concept à l’origine de nombreuses avancées technologiques allant du smartphone il y a 10 ans, à la voiture autonome d’aujourd’hui. Grâce à son approche pragmatique, le sociologue a décelé des choix stratégiques clés que les entreprises adoptent pour pérenniser leur présence sur les marchés de l’innovation.
«Le monde manufacturier est à mes yeux humainement et professionnellement passionnant. Je pourrais y passer des jours et des jours à regarder les gens travailler », nous confie Guy Minguet, sociologue à IMT Atlantique. Observer les personnes dans leurs activités c’est l’essence même de son travail. En effet, le chercheur adopte une approche pragmatique de la sociologie. Il mène ainsi ses recherches auprès d’entreprises spécialisées dans la microélectronique. Intel, STMicroelectronics ou encore OMNIC lui ont offert un terrain d’expérimentation idéal afin d’étudier la notion de conception innovante. Il nous plonge dans la réalité de ces entreprises toujours sur le qui-vive de l’innovation.
Qu’est-ce que la conception innovante ?
Guy Minguet : Du point de vue sociologique, on peut la définir comme toute activité qui vise à traduire des concepts ou des connaissances qui sont encore imprécis et lacunaires. Alors en quoi est-ce innovant ? Quand on est en conception innovante on est sur une page blanche. On part avec beaucoup d’inconnues en face de soi. C’est à mettre en distinction avec des familles de produits et de services déjà connus. C’est-à-dire avec un design dominant (on sait les représenter, les définir, ou encore les industrialiser). Pour ces familles d’objets, on connait le modèle de qualification et de compétences. Autrement dit les ressources humaines enrôlées pour pouvoir développer ce design dominant. La conception innovante concerne un registre d’objets pour lesquels ces choses ne sont pas connues. Ceci implique surtout, que le modèle de qualification et de compétences est à explorer, et à organiser pour les entreprises. Ce contexte exploratoire mobilise du côté des ingénieurs des stratégies de ressourcement de vie au travail incertaine.
A quelles professions vous êtes-vous intéressé au cours de vos enquêtes de terrain ?
GM : Avec Michel Devigne (sociologue à IMT Atlantique), nous investiguons les parcours d’ingénieurs exerçant dans le champ de la microélectronique depuis l’amont à l’aval. Cela prend en compte la conception avancée, le développement, l’assemblage, l’implémentation dans la fabrication de puces et enfin le marketing tactique et technique. Nous avons rencontré trois types d’experts internes au entreprises : des ingénieurs projet, des managers et des ingénieurs experts techniques.
Comment présenteriez-vous le secteur de la microélectronique sur lequel vous vous êtes concentré ?
GM : Le secteur d’activité de la microélectronique a une vélocité extrêmement importante. Il faut travailler vite pour faire face à toutes les évolutions du marché, des services, des produits et des grandes manœuvres des entreprises (restructuration, fusion, migration d’activités en zones low cost…). On observe de nombreuses mutations des technologies. En microélectronique celles-ci s’appuient sur la loi de Moore : toutes les qualités et capacités d’une puce doublent tous les 3 ans. C’est ce qui fait que nos accessoires numériques vont de plus en plus vite et que les mémoires sont de plus en plus grandes.
Il y une intense concurrence entre les opérateurs au plan mondial. De plus, avec les coûts élevés, il faut en permanence penser à la commercialisation rapide pour pouvoir exister sur ces marchés. Un dernier point : il ne faut pas se tromper. Autrement dit : faire les bonnes impasses et explorer les bonnes familles de produits/services, adresser les offres pour les marchés émergents… Sinon une entreprise peut se retrouver comme Nokia. En moins de 15 ans le leader mondial du portable s’est fait sortir du marché et a été racheté par Microsoft.
Comment s’adaptent les entreprises à ce contexte de changement perpétuel ?
GM : Dans nos entretiens de terrain nous avons remarqué que les ingénieurs doivent déployer des tactiques de vigilance constante. Concrètement, celle-ci repose sur trois points. Le premier est l’acquisition d’une connaissance aiguë des composants du marché de la technologie et des produits en temps réel. Cela concerne les objets de demain qui vont correspondre à des requêtes de clients et à des usages. Les ingénieurs doivent deviner ce qui va émerger quitte à abandonner ce qui est crépusculaire.
Le deuxième point est qu’ils doivent sentir où vont être les bonnes filières de développement et de conception. Cela revient à se « mettre sur les bons coups ». C’est par exemple le cas des objets connectés dans la santé pour les personnes âgées. Pour cela les entreprises s’entourent d’un réseau fiable dans le but de créer une expertise et se rendre indispensable. De même, elles se renseignent sur les objets, les produits et les services, les zones géopolitiques les plus prometteurs à moyen terme.
Le troisième point, les ingénieurs doivent « étirer » leurs qualifications. C’est comme quand on fait du sport. Les étirements aident à maintenir notre capital santé (ici métier et employabilité) et nous préparer à de nouvelles épreuves. Les entreprises disposent des qualifications des ingénieurs. Elles ont pour mission de proposer une offre RH en congruence avec cette nécessité qu’ont les professionnels d’anticiper sur des activités dans l’inconnu, en étirant leurs capacités et leurs connaissances. Elles se perfectionnent ainsi en compétences de manière continue. Se perfectionner en permanence a un double intérêt : cela permet de s’équiper pour faire face aux nouveaux chantiers d’innovation, et d’éviter de rester sur un verrou conceptuel. Si l’on vit avec une vision vieille des usages et des produits, et sur des images pétrifiées du travail et de l’organisation, alors nos qualifications sont dépassées et inappropriées car incohérentes avec l’idée d’innovation.
Quelles sont les nouvelles perspectives de recherche suite à ces études ?
GM : J’aimerais creuser cette notion de vigilance constante. J’aimerais avoir plus de consistance et de contenus pour pouvoir l’étendre à d’autres secteurs ou activités telles que le management. La conception innovante amène également des questions qui ne sont pas de mon ressort. Cela peut être dans des aspects juridiques ou éthiques. Faire intervenir d’autres spécialistes permettrait de répondre à de nombreuses questions soulevées par cette thématique
[1] Colloque Institut Mines-Télécom : Société, entreprise, économie : les transformations à l’œuvre
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