Le nouvel héroïsme : un modèle de réussite paradoxal
Aujourd’hui, les idéaux de réussite traversent de multiples domaines de la société comme le travail, le cinéma et la vie privée. Dans son ouvrage intitulé Le Nouvel Héroïsme, Olivier Fournout, sociologue et sémiologue à Télécom Paris analyse les conditions qui ont permis l’installation d’un modèle de réussite traversé de paradoxes.
Un héros est une personne capable de bravoure, d’exploits qui révèlent un courage extraordinaire. C’est en tout cas la définition du dictionnaire Le Robert. Une autre entrée de ce dictionnaire définit le héros comme un individu digne de l’estime du public, par sa force de caractère, son génie, son dévouement total à une cause ou une œuvre. Sur le plan de la fiction, il renvoie à la mythologie, aux personnages légendaires à qui on prête des exploits. Ce terme fait également référence aux œuvres littéraires, dramatiques et cinématographiques.
Selon Olivier Fournout, chercheur en sociologie à Télécom Paris, l’approche moderne du héros croise ces définitions. Dans nos sociétés, le héros peut être Arnaud Beltrame, gendarme qui a sauvé un otage et défend les valeurs républicaines. Pour Emmanuel Macron lors des funérailles du chanteur, Johnny Hallyday est aussi un héros, vedette qui véhicule un imaginaire de révolte et de liberté. Emmanuel Macron qui, par ailleurs, déclarait « Nous devons renouer avec l’héroïsme politique » dans une interview d’août 2017. « En ce moment, sur les routes de France, rapporte Olivier Fournout, circulent des camions de livraison Carrefour avec, affichés en grand, le slogan “Merci les héros” et la photo d’employés de l’enseigne de supermarchés ». Pour le sociologue « l’utilisation aussi courante du mot héros pour désigner des personnes aussi différentes interroge notre modernité la plus contemporaine ».
La matrice de l’héroïsme
Le modèle héroïque se retrouve dans une myriade d’injonctions paradoxales qui semblent propres à l’époque actuelle et se retrouvent dans des domaines extrêmement divers et hétérogènes. Tout l’imaginaire du héros tragique est pris dans des paradoxes qui foisonnent aujourd’hui sur une multiplicité de niveaux. Selon les discours et images en large circulation, pour être un héros aujourd’hui, il faut à la fois « être avec les autres et contre les autres, respecter les cadres et les faire voler en éclats, être très bon dans les images extérieures et dans notre dimension intérieure », analyse Olivier Fournout à partir de nombreuses pièces à conviction. Les individus sont poussés à tendre vers cet idéal soit par le mythe, soit par l’exemple avec des personnes réelles comme des patrons ou des artistes.
La difficulté se trouve dans le fait de devoir être très empathique tout en étant dans la compétition. C’est ce qu’illustre le chercheur dans son livre Le nouvel héroïsme avec une publicité Nike qui met en scène un jeune joueur de hockey qui renverse des poubelles dans la rue, ferme des portes au nez et défonce les murs en tapant dans un palet. En même temps, il porte une personne en situation de handicap dans les escaliers. C’est ici, concomitants, le souci de l’autre et la violence au quotidien. « Il faut y voir à la fois une notion d’émancipation qui peut être positive pour les individus et une mise en danger. C’est cette dualité qui caractérise la complexité de la matrice de l’héroïsme que j’analyse dans le livre », explique Olivier Fournout.
« La pression sur les individus pour réussir et se surpasser sans arrêt peut s’accompagner de risques psychosociaux comme le burn-out ou la dépression », pointe le sociologue. Pour tendre vers ce modèle héroïque présenté comme un idéal, une personne peut se surmener au travail. La difficulté à gérer des paradoxes tels que la coopération et la compétition avec son entourage peut conduire un individu à endurer un stress psychologique ou cognitif. Le discours de dépassement de soi crée des difficultés pour les personnes. Les tensions pesant sur chacun et chacune s’accompagnent aussi d’un appel à se former ou à s’auto-former, avec la promesse d’une « montée en compétences du côté de l’expression de soi, de la créativité ou de la gestion des relations sociales », estime Olivier Fournout.
Pour décrire la matrice de l’héroïsme, qu’il appelle aussi matrice des injonctions paradoxales, le sociologue s’est basé sur plus de 200 traités de management et de développement personnel, des publicités, des articles de presse faisant des portraits de patrons, et un corpus de 500 films de type hollywoodien. L’objectif était de montrer la structure commune à ces domaines extrêmement divers. « Même si le mot héros vient du cinéma, j’ai pu constater son utilisation par des professeurs ou des consultants aux États-Unis pour illustrer les théories du management », évoque le chercheur.
La mise en place d’un imaginaire
Dans son ouvrage, Olivier Fournout indique que l’installation d’un imaginaire dominant dans nos espaces médiatiques passe d’abord par son incarnation dans des personnages aussi divers que possible. Dans le cas du nouvel héroïsme, ce peut être typiquement Arnaud Beltrame ou Johnny Hallyday, mais aussi des représentants de la génération Z ou de la start up nation, des militants ou un VTTiste du dimanche. Il faut ensuite que cet imaginaire soit pris dans des jeux de miroirs déformants entre des univers très hétérogènes comme le monde du travail, l’intimité des personnes et les grands mythes hollywoodiens. Troisièmement, la matrice doit se stabiliser dans des formes éditoriales dominantes. À la fin, il faut que l’imaginaire traverse des galeries de portraits, c’est-à-dire des rôles modèles véhiculés dans la presse ou dans le monde du management. Ce peut-être des joueurs de foot, des artistes, des grands patrons ou des héros du quotidien.
Olivier Fournout emploie une métaphore théâtrale pour en rendre compte. Il parle de scènes et de contre-scènes pour illustrer les successions de moments publics et de moments intimes, de grande prouesse hors du commun et d’héroïsme pour toutes et tous au quotidien. Il en fait ainsi ressortir l’hétérogénéité, qui participe à la fondation du modèle héroïque. Le sociologue prend l’exemple du théâtre de Shakespeare qui, dans ses pièces historiques, invite le spectateur à voir les grandes parades officielles du pouvoir et à entrer dans les coulisses. Certaines scènes montrent les grands discours du futur roi Henry V, tandis que d’autres font pénétrer le spectateur dans la vie de ce prince qui, avant d’être roi, vivait dans les tavernes avec des brigands. « Ce que j’appelle des contre-scènes, ce sont les zones d’ombres, les séquences moins officielles que celles qui se déroulent sous les projecteurs », indique le chercheur.
Appliquées au monde professionnel, les contre-scènes illustrent l’investissement personnel dans le travail, tout ce qui relève, par exemple, de la passion, de la sueur, ou d’émotions comme la peur face à des risques ou des changements. Les scènes montrent quant à elles la performance dans les rôles sociaux avec la maîtrise des signes extérieurs que l’on véhicule. « Une autre métaphore qui peut illustrer cette hétérogénéité des scènes et des contre-scènes est celle du forger et du contre-forger. Lorsqu’ils forgent, les forgerons frappent pour modeler les métaux mais, par moments, retiennent également leurs coups pour reprendre leur élan, ce qu’ils appellent contre-forger », exprime Olivier Fournout.
Un modèle qui traverse les milieux
« Il y a dans mon corpus des livres de management écrits par des professeurs de Harvard ou du MIT (Massachussets Institute of Technology). Ces universités ont un grand pouvoir de diffusion qui facilite la propagation d’un imaginaire comme celui du nouvel héroïsme », indique le chercheur. Ces universités ont aussi une porosité avec le monde des consultants qui participent à l’écriture de bestsellers dans ce domaine.
Mais les universités et les entreprises ne sont pas les seuls milieux traversés par le modèle héroïque. Lors de la pandémie de covid-19, Camille Étienne, militante écologiste, a réalisé un clip dans lequel elle qualifie les citoyens de « héros en pyjama », notamment du fait de la réduction de la pollution. Cette matrice de la réussite a un grand pouvoir de plasticité et peut aussi préparer au monde de demain. Cette puissance de métamorphose a d’ailleurs été théorisée par les sociologues Ève Chiapello et Luc Boltanski dans leur ouvrage Le Nouvel Esprit du Capitalisme. La force du capitalisme est d’intégrer la critique pour continuer à être en innovation permanente. Cela pourrait aussi s’appliquer au modèle du nouvel héroïsme. « Parmi les injonctions paradoxales du héros moderne, il y a l’entraînement à respecter les règles et à les briser : “D’abord, brisez toutes les règles”, conseille un bestseller de management ; mais, bien sûr, quand on y regarde de près, pas toutes les règles. L’art du héros est là, dans un équilibre précaire, qui peut confiner au tragique à des moments de crises », conclut Olivier Fournout.
Rémy Fauvel
Pour en savoir plus sur le livre d’Olivier Fournout :
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