Quèsaco la sobriété numérique ?
La consommation du numérique double tous les 5 ans. Cela est dû notamment à l’augmentation du nombre de dispositifs numériques et de leurs utilisations. À cela est associé un impact écologique de plus en plus important. La sobriété numérique désigne un certain équilibre dans les usages du numérique par rapport à la planète et ses habitants. Fabrice Flipo, chercheur à Institut Mines-Télécom Business School et auteur du livre : « L’impératif de la sobriété numérique », explique les enjeux associés à cette sobriété.
Sur quel constat est basé le concept de sobriété numérique ?
Fabrice Flipo : Sur le constat d’augmentation de la consommation du numérique et de ses impacts écologiques, notamment au niveau des gaz à effet de serre. Cet impact provient de l’utilisation croissante des outils numériques ainsi que de leur fabrication. Les matériaux des outils numériques dépendent de leur extraction, qui elle-même repose principalement sur l’énergie fossile, et donc le carbone. Leur utilisation coûte aussi de plus en plus d’énergie.
Il s’agit de remettre le numérique dans les discussions qui ont déjà lieu au niveau d’autres secteurs comme l’énergie ou les transports. Jusqu’à récemment, le numérique échappait à cette discussion. C’est la fin de l’exception numérique.
Comment calculer les impacts écologiques du numérique ?
FF : La feuille de route du gouvernement concernant le numérique traite principalement de la fabrication des outils numériques, qui indique compter pour 75 % des impacts. Selon cette feuille de route, la solution est d’augmenter la durée de vie des outils numériques, de lutter contre l’obsolescence programmée. Mais cela ne suffit pas, notamment parce que les dispositifs numériques prolifèrent dans toutes les infrastructures et que leurs usages sont de plus en plus coûteux en énergie. La quantité de données consommées double environ tous les 5 ans et l’empreinte carbone du secteur a doublé en 15 ans.
Il est difficile de comparer les chiffres sur le numérique car ils ne mesurent pas tous la même chose. Par exemple, que devons-nous comptabiliser pour mesurer la consommation d’internet ? Le nombre de terminaux, le nombre d’usages individuels, le type d’usages ? Il y a donc un travail de normalisation à faire.
Un dispositif comme un smartphone sert à de nombreux usages. Les estimations de consommation sont des moyennes basées sur des scénarios-type d’usage. Un autre enjeu de normalisation concerne les indicateurs afin de les rendre lisibles par tous. Par exemple, quelles mesures doit-on prendre en compte pour estimer un impact écologique ?
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Quels sont les principaux usages énergivores du numérique ?
FF : Aujourd’hui, la vidéo est un des usages qui consomme le plus d’énergie. Ce qui compte c’est la taille des fichiers et leurs transits dans les ordinateurs et les réseaux. À chaque transit, il y a une consommation d’énergie. La vidéo, surtout à haute résolution, commande l’allumage de pixels jusqu’à 60 fois par seconde. La taille des fichiers rend leur transit et leur traitement très énergivores. C’est aussi le cas des intelligences artificielles qui traitent des images et de la vidéo. Les voitures autonomes risquent également de consommer beaucoup d’énergie à l’avenir, dans la mesure où elles impliquent d’énormes quantités d’information.
Quels sont les mécanismes sous-jacents à la croissance du numérique ?
FF : Les grandes entreprises investissent beaucoup dans ce domaine. Elles utilisent des stratégies de marketing classique : cibler un public particulièrement réceptif aux arguments, et capable de payer, puis l’étendre progressivement et trouver de nouvelles opportunités de marché. La généralisation d’un dispositif et d’une pratique entraine une suppression progressive des moyens physiques alternatifs. Lorsque le numérique s’installe dans un domaine, il finit souvent par devenir nécessaire dans l’organisation des modes de vie et il est ensuite difficile d’en sortir. C’est ce qu’on appelle un effet de « lock in ». Le dispositif est d’abord considéré comme peu utile, puis il devient indispensable. Par exemple l’adoption de smartphones a été largement facilitée par des offres subventionnées par des prélèvements sur les autres usagers, au travers de la vente des SMS. Cela a permis de baisser le coût d’entrée sur le marché pour les premiers adoptants du smartphone et de créer des économies d’échelle. Puis, le smartphone s’est généralisé. Aujourd’hui l’appareil est devenu difficile à contourner.
Comment mettre en œuvre la sobriété numérique dans nos modes de vie ?
FF : La sobriété ne relève pas du simple « petit geste », pas plus qu’elle ne se décrète. L’enjeu est de socialiser les modes de vie, de se les réapproprier. Le rapport de force est très asymétrique : d’un côté des usagers actuels ou potentiels qui sont dispersés, de l’autre des vendeurs qui ne font miroiter que les avantages de leurs produits, et disposent de moyens d’investigation et d’attraction très importants. Ce rapport de force doit être rééquilibré. Un point important est d’informer le choix du consommateur. Aujourd’hui, lorsque nous utilisons des dispositifs numériques, nous n’avons aucune idée de l’énergie que nous consommons et de l’impact environnemental qui y est associé : il suffit de cliquer. Il s’agit de rendre cela perceptible, à tous les niveaux, et d’en faire un problème public, quelque chose qui soucie tout le monde. L’enjeu est de solliciter l’intelligence collective pour faire évoluer les modes de vie et réduire l’usage du numérique, avec l’appui de la loi au besoin.
Nous pourrions par exemple imposer aux fabricants une autorisation de mise sur le marché, comme pour les médicaments. Avant commercialisation d’un bien ou d’un service (nouveau smartphone ou 5G), le fabricant ou l’opérateur serait obligé de chiffrer la trajectoire socio-écologique qu’il cherche à produire, par sa stratégie d’investissement. Ces informations seraient largement diffusées et permettraient de montrer aux consommateurs dans quoi ils s’engagent, collectivement, quand ils font le choix de la 5G ou d’un smartphone. C’est cela, socialiser : se rendre compte qu’un acte d’achat isolé fait en réalité système.
Aujourd’hui certaines associations ou organisations non gouvernementales se chargent de ce type d’analyse. C’est ce que fait par exemple le Shift Project de manière gratuite. Il s’agirait donc de transférer cette responsabilité et son coût sur les acteurs commerciaux qui ont de bien plus grands moyens pour mettre en place ce type d’analyses. Les dossiers comportant ces analyses seraient ensuite soumis à des organisations publiques et impartiales qui décideraient de la mise sur le marché ou non. Aujourd’hui les organisations qui décident de la mise sur le marché ne sont pas impartiales dans le sens où elles se basent sur des critères économiques et sont parties prenantes du marché qui cherche à s’étendre.
Comment étendre la sobriété dans un marché du numérique mondialisé ?
FF : Cela fonctionne par effet de levier : lorsqu’une nouvelle règlementation est établie dans un pays, cela permet de donner plus de poids aux collectifs qui traitent du même sujet dans d’autres. Par exemple, lors de la règlementation sur les déchets électroniques, de nombreuses institutions ont protesté. Mais petit à petit, de plus en plus de pays ont adopté ce règlement.
Certains soutiennent que les efforts individuels suffiront à améliorer la situation tandis que d’autres pensent qu’il faut que le système entier change via des règlementations. Il s’agit de sortir de cette logique et dépasser des points de vue qui s’opposent pour les articuler. Les deux approches ne sont pas exclusives et doivent être menées de front.
Par Antonin Counillon
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