Comprendre les données en les touchant
Lire et comprendre les données n’est pas toujours une mince affaire. Pour faciliter cette action, Samuel Huron met au point des outils permettant de manipuler physiquement des données. Chercheur à Télécom Paris en visualisation et représentation des données, il veut ainsi rendre l’information complexe accessible au plus grand nombre.
Avant l’utilisation des chiffres, les marchands utilisaient des jetons d’argile pour faire des opérations mathématiques. Dit autrement : ces jetons permettaient de représenter graphiquement, matériellement, des données numériques, et de les manipuler facilement. Ce type de jeton est encore utilisé aujourd’hui à l’école, pour apprendre aux plus petits à se familiariser avec des concepts complexes comme l’addition ou la cardinalité. « Cet outil très simple peut ouvrir sur des représentations très complexes, comme la production d’algorithmes », déclare Samuel Huron, chercheur à Télécom Paris dans les domaines de la visualisation de données et du design interactif.
Ses travaux ont pour objectif d’exploiter ce genre d’outils de représentation simple pour rendre accessibles les données à des non-experts. « Le meilleur moyen de visualiser les données est actuellement la programmation, mais nous ne sommes pas tous ingénieurs en informatique », constate Samuel Huron. Et si l’idée d’offrir à toute la population une formation à la programmation est louable, elle est aussi peu réaliste. Il faut alors faire confiance aux experts qui, malgré toute leur bonne volonté, peuvent transmettre une interprétation subjective de leurs observations des données.
Pour tenter de trouver une alternative, le chercheur reprend donc l’idée des jetons d’argile. Il organise des ateliers avec des personnes peu ou pas habituées à manipuler des données, et leur propose d’utiliser des jetons pour représenter un jeu de données. Par exemple, pour représenter leur budget mensuel. Une fois les jetons en main, les participants doivent inventer des modèles graphiques pour représenter ces données selon ce qu’ils souhaitent en tirer. « Une des choses difficiles et fondamentales dans l’analyse graphique de données, est de choisir la représentation utile pour sa tâche, et donc de cibler les variables visuelles pour comprendre son lot de données », précise Samuel Huron. « L’objectif est d’apprendre aux participants le concept de mapping visuel ».
Vidéo : comment fonctionne la représentation physique des données :
La visualisation n’a pas seulement vocation à représenter ces données, mais à développer la capacité de les lire et de leur donner un sens. Les participants doivent trouver par eux-mêmes une façon de structurer les données. Par la suite, l’esprit critique est encouragé en observant les autres productions, notamment pour voir s’il est possible de les lire et de les comprendre. « Sur certains workshops avec plusieurs jeux de données variées, comme le budget d’un étudiant ou d’un actif ou encore d’un retraité, les participants peuvent parfois identifier un profil similaire rien qu’en regardant les représentations des autres participants », ajoute le chercheur.
Empowerment citoyen
Derrière cette méthode de transmission se joue un véritable enjeu de démocratie à l’ère de la numérisation des connaissances et de l’essor des données. Pour comprendre les grandes problématiques actuelles et faire face aux défis qui s’imposent, il faut en passer par la compréhension des données dans des domaines variés. Qu’il s’agisse de budgets, de pourcentages de votes, de la consommation énergétique des domiciles, ou du nombre de cas journaliers de la Covid-19, toutes ces connaissances et informations sont fournies sous forme de données plus ou moins brutes. Et pour éviter d’avoir affaire à des chiffres et données abstraites, elles sont représentées visuellement. Graphiques, courbes et autres diagrammes sont alors proposés pour illustrer ces données. Seulement, ces représentations visuelles ne sont pas toujours compréhensibles par tous. « Dans une démocratie, nous avons besoin de comprendre ces données pour prendre des décisions informées », affirme Samuel Huron.
Le pouvoir d’action des citoyens repose sur leur pouvoir de décision, prenant en compte des sujets complexes tels que le changement climatique ou la répartition du budget national. De même, pour faire face au coronavirus, la compréhension des données est nécessaire pour évaluer le risque, et mettre en application des mesures sanitaires ou plus ou moins strictes. C’est cet enjeu de société qui pousse Samuel Huron à chercher des méthodes de visualisation de données accessibles à tous, dans une optique de démocratisation des données. Une démarche qui passe certes par l’ouverture des données et la transparence, mais aussi par des outils utiles et accessibles permettant à tout le monde de prendre en main ces données.
Réflexion sur les outils
« C’est une particularité propre aux êtres humains de produire des représentations pour traiter nos informations », souligne le chercheur. « L’alphabet en est un exemple, c’est un encodage graphique pour stocker des informations que d’autres personnes peuvent retrouver en lisant. » L’espèce humaine dispose de capacités d’analyse d’image pour identifier et examiner un ensemble de schémas rapidement, parfois même inconsciemment. Ces capacités cognitives rendent possibles des opérations dans l’espace visuel qui sont très difficiles autrement, et cela beaucoup plus rapidement que dans un autre type d’encodage, comme les chiffres.
C’est pour cela que nous avons tendance à dessiner des données sous forme de graphique dès qu’il faut les expliquer. Mais il s’agit d’une opération longue, qu’il faut mettre à jour avec chaque nouveau jeu de données. Du côté virtuel, les solutions logicielles de type tableurs ne manquent pas, et permettent cette mise à jour dynamique et efficace. Elles ont cependant l’inconvénient de borner la créativité. « Les logiciels comme Excel sont géniaux, mais toutes les actions possibles sont prédéfinies. L’expressivité de la pensée se retrouve limitée par les modèles proposés par l’outil », pointe Samuel Huron.
Loin de considérer la solution des jetons comme idéale, le chercheur précise qu’elle est avant tout un outil pédagogique et de sensibilisation. « Les jetons sont un format très simple avec lequel il est possible de démarrer très rapidement dans la visualisation de données, mais ils restent assez limitatifs en matière de représentation », rappelle-t-il. Avec ses collègues, il travaille à mettre au point des ateliers plus compliqués, avec des jeux de données plus conséquents et plus difficiles à interpréter. Dans l’ensemble, ces workshops ont aussi pour but de réfléchir aux manières de promouvoir l’utilisation de la matérialisation physique de données, avec des outils et des jeux de données plus variés et de fait, des représentations plus diverses. D’autres études ont plutôt pour objectif la réflexion sur la valeur des données que la manipulation de celles-ci pouvait engendrer.
En proposant ces kits de matérialisation de données, les chercheurs peuvent étudier les réflexions des participants. Ils peuvent alors mieux comprendre comment les individus appréhendent, formatent, manipulent et interprètent des données. Ces observations permettent aux chercheurs d’améliorer en retour leurs outils, et d’en mettre au point de nouveaux, encore plus intuitifs et accessibles aux différents publics. Pour aller plus loin, les chercheurs préparent une revue scientifique dédiée au sujet de la matérialisation des données prévue pour fin 2021. Elle doit permettre de dresser un état de l’art du sujet, et de pousser encore plus loin les recherches dans ce domaine. À terme, ce besoin de comprendre les données dématérialisées pourra peut-être donner naissance à des outils bien matériels, et nous permettre de toucher du doigt les problèmes complexes… Littéralement.
Par Tiphaine Claveau.
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