Face au « mini-effondrement » actuel, la réponse doit être démocratique
Fabrice Flipo, Institut Mines-Télécom Business School
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[dropcap]L[/dropcap]e Covid-19, une maladie d’anthropocène ? C’est ainsi que le professeur Philippe Sansonetti appréhende la crise que nous traversons. Pour rappel, ce concept proposé par Paul Crutzen et Eugene Stoermer en 2000 désigne l’intervalle géologique présent, caractérisé par « une altération profonde des conditions et processus terrestres par l’impact humain ». Cette période n’est pas reconnue officiellement à ce jour, sa pertinence géologique étant encore très contestée.
Les phénomènes associés à l’anthropocène incluent l’érosion des terres, la perturbation des grands cycles biogéochimiques, et les conséquences de ces changements environnementaux : réchauffement climatique, montée du niveau de la mer, acidification des océans, prolifération de déchets inassimilables, etc.
La perspective des conséquences dramatiques de ces transformations a conduit à forger l’idée d’effondrement, et la pandémie actuelle peut déjà être perçue comme une forme de mini-effondrement. Que nous enseignent ces notions sur la situation actuelle, notamment sur les liens qu’ils doivent nouer avec la démocratie ?
Covid-19 et collapsologie
Du point de vue écologique, le Covid-19 est une population parmi d’autres, évoluant, comme les autres, au sein de populations avec lesquelles il est en interaction évolutive continue, de manière non déterministe.
L’hypothèse d’un effondrement total ou partiel de ce qu’Habermas appelle les « sous-systèmes d’action rationnels par rapport à une fin » (tels que les transports, l’agriculture, l’industrie) est envisagée depuis longtemps, entre autres sous la forme d’épidémies.
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Ce genre de scénario a connu un regain d’intérêt dernièrement autour de la « collapsologie ». Le géographe Jared Diamond, avant d’écrire le fameux Effondrement (2006), a publié Guns, germs and steel où il décrit l’effet mondial des virus, facteur majeur de décimation des habitants du Nouveau Monde, bien plus que les guerres.
Ce n’est pourtant pas l’émergence d’un virus, très peu prévisible, qui a concentré l’attention des spécialistes d’écologie au sens large, depuis des années, mais plutôt l’état des sols, de la biodiversité, les toxiques, la matière et l’énergie, l’eau ou encore le changement climatique. Au cœur de tous ces enjeux, le risque d’effondrement nous guette.
Principe de précaution
Mais qu’est-ce qu’un effondrement ? Yves Cochet, Pablo Servigne et Raphael Stevens parlent de « processus à l’issue duquel les besoins de base ne sont plus fournis à une majorité de la population », par exemple, aller à l’école ou retrouver ses amis.
C’est en partie ce qu’engendre la situation actuelle, qui apparaît pour ceux qui s’intéressent à « l’anthropocène » comme une forme de banc d’essai dont on peut déjà tirer de nombreuses leçons, et que l’on peut rapprocher d’autres situations similaires d’effondrement à plus ou moins grande échelle, telles que les incendies en Australie, la vache folle, Seveso, Bhopal, l’effondrement local d’écosystèmes. Ces « répétitions générales » peuvent également faire émerger des outils législatifs ou conceptuels forgés pour éviter ces situations, les gérer ou s’en remettre.
Le souci de prévenir ces catastrophes a débouché sur le principe de précaution, adopté au Sommet de Rio en 1992 : « En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement ».
La précaution, qui a généré une abondante littérature se distingue de la prudence en ce qu’elle est appliquée à des risques majeurs, définis par la loi 87-565 du 22 juillet 1987 : des accidents, sinistres et catastrophes, justifiant des plans d’urgence, dont le fameux plan Orsec.
Risques majeurs
La réalisation d’un risque majeur se traduit par un effondrement d’ampleur plus ou moins importante.
Ce type de menaces justifie le recours à la précaution, car il présente des propriétés très particulières et diffère des risques usuels que les assurances peuvent appréhender.
Le repère de base pour les assurances est en effet la probabilité de survenance de la catastrophe et son coût, ce qui implique de pouvoir s’appuyer sur un nombre élevé d’occurrences – les accidents de la route, par exemple. Le fait qu’un risque se répète indique qu’il est intégré dans le quotidien des sociétés, dans leur fonctionnement normal : par exemple, les lits d’hôpitaux sont en nombre insuffisant.
Le risque majeur est tout le contraire : incalculable et irréversible, il met la société hors de l’état de normalité.
Dès lors, il la conduit dans l’état d’exception, au sens de sortie brutale de l’état de normalité. L’accident nucléaire est l’exemple type : les centrales n’explosent jamais ou presque, nous n’avons donc aucune base statistique sérieuse pour anticiper l’événement.
Quand elles explosent toutefois, c’est « grave » au sens où les sous-systèmes d’action rationnels doivent tout inventer pour réagir.
Résilience
Autour des questions écologiques, des milliers de scientifiques s’appuient sur le concept de « résilience ». Ce mot, à la définition très disputée, puisant dans les sciences écologiques, l’économie, la sociologie ou la psychologie, a été popularisé par C.S. Holling et Gunderson.
Il désigne « la capacité des systèmes socio-écologiques à absorber ou résister aux perturbations et autres facteurs de stress, afin que le système se maintienne dans le même régime. Elle décrit le degré d’auto-organisation, d’apprentissage et d’adaptation dont le système est capable ».
Les théoriciens de la Resilience Alliance, qui regroupe des milliers de scientifiques, indiquent la conduite à tenir, de manière schématique : une gestion « adaptative », qui identifie les incertitudes et cherche à apprendre, à changer le système.
Lorsqu’un risque majeur se réalise, l’inconnu fait partie de l’équation. Toute tentation de « dire ce qui est » de manière hiérarchique ou en s’appuyant sur un petit nombre d’experts, doit être congédiée : l’enjeu est de nouer le dialogue, car c’est la société tout entière qui est le système apprenant.
Le système de santé ne constitue pas à lui seul « l’organisation ». Dans ce genre de situation, « tout discours préétabli sera forcément perçu comme faux », et cela pour une raison bien simple : chacun voit bien que la situation est inédite.
Toute tentative de se rabattre sur un plan (par exemple, celui de l’OMS) témoignera plus d’un dogmatisme, d’un aveuglement, que d’une compétence et une aptitude à apprendre.
Au contraire, le collectif menacé doit parvenir à construire une représentation commune, évolutive, en travaillant non pas des certitudes, mais des questions (les bonnes questions, celles que les gens se posent, et qui ont une réelle portée) ; non pas des résultats, mais des processus (auxquels chacun peut s’agréger, participer, devenir acteur de sa situation).
Par exemple, la question de savoir où est le virus. Pour y répondre, il faut mettre en place des processus : les tests de dépistage, un élargissement du « conseil scientifique » aux sciences politiques, ou encore la création d’un forum impliquant commerçants, militaires, paysans, etc. et citoyens tirés au sort, par exemple. Plutôt que de demander à quelques médecins de déterminer à eux seuls les bonnes pratiques sur tout le territoire.
Les gestions de crise coréenne et taïwanaise
Face au Covid-19, la Corée et Taiwan jugés « atypiques » par le gouvernement actuel ont en réalité fait des choix résilients. Ils ont compris qu’ils ne faisaient pas face à une seule crise sanitaire, mais aussi à une crise politique, impliquant « la nécessité de concevoir la réplique en lien étroit avec la société civile ».
Taïwan a très tôt équipé l’ensemble de sa population de masques, de tests et d’un espace public numérique de qualité permettant à chacun de gérer la crise de manière démocratique, créative et évolutive. Cela passe notamment par des organismes non gouvernementaux chargés de traiter les fausses nouvelles.
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La Corée du Sud, après un début chaotique, a très rapidement mis en place des mesures similaires, notamment le dépistage à grande échelle, qui permet aux individus de gérer eux-mêmes leur effet sur le milieu : l’expertise est décentralisée au maximum. Ces deux pays n’ont pas eu besoin de s’alarmer de la capacité de charge de leur système de soins, il n’a guère été sollicité.
La Corée et Taïwan sont en passe de faire école, tandis que la Chine s’emploie à le laisser penser. L’Europe quant à elle suscite moqueries et critiques. La géopolitique de demain se joue aussi ici.
La force de la démocratie
La crise actuelle nous apprend une chose : la démocratie est la meilleure manière de faire face aux crises majeures que l’humanité va affronter dans les prochaines années, en raison des effets irraisonnés, mais prévisibles de ses activités sur la planète.
La dictature ou la gestion autoritaire ne seront toutefois jamais loin pour proposer leurs (mauvais) services, qu’il s’agisse d’un leader salvateur, en guerre contre le « virus chinois », ou d’un gouvernement platonicien prétendant s’appuyer sur la Science.
La tentation existe d’un état d’exception de type schmittien : la remise temporaire des pleins pouvoirs à un individu, chef ou scientifique, chargé de sauver la République. Une attitude qui contribue au contraire à aggraver les crises.
Sachons faire preuve de discernement : ne pas nier les crises, ne pas se fermer aux informations dérangeantes, aux signaux faibles ; chercher activement ce que nous ne savons pas et dont l’absence de réponse nous pose problème ; mettre en place les structures démocratiques, flexibles et évolutives. Avoir confiance en nous, collectivement, est la meilleure arme dont nous disposons.
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Fabrice Flipo, Professeur en philosophie sociale et politique, épistémologie et histoire des sciences et techniques, Institut Mines-Télécom Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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