Météorite de déchets, reconstituée en 2013 dans la ville de Genêve (installation par Fresh agency). Photo : Mickaël Fonjallaz/Flickr, CC BY

Par François Lévêque, chercheur en économie à Mines ParisTech.

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[dropcap]L[/dropcap]a Chine n’accepte plus de recevoir nos déchets. Depuis un an les bateaux remplis de papiers-cartons et de plastiques à recycler n’abordent plus Hong Kong et les ports du Guandong. La Chine va perdre son rang de débouché mondial numéro 1 pour les poubelles et la ferraille, une sérieuse perturbation dans le marché international des ordures.

Les déchets, un marché mondial

Ne croyez pas en effet que les déchets ne voyagent pas en raison de leur poids et de la loi. Les bouteilles plastiques vides écrabouillées que vous déposez consciencieusement dans la poubelle jaune ont quelques chances de se retrouver en Asie après un long trajet en bateau. Elles y seront recyclées. Enfin… normalement, car si le plastique est un tant soit peu contaminé par d’autres matières, il ira se décomposer – compter 400 ans – dans une décharge locale de là-bas. Idem si les capacités de recyclage sont saturées ou si le prix du granulé de plastique est déprimé.

Les téléviseurs, ordinateurs et téléphones hors d’usage parcourent aussi de longues distances en conteneur avant être désossés, certaines pièces revendues, les métaux de valeur récupérés, et le reste mis en décharge. Ils se retrouveront encore une fois en Chine ou en Inde mais aussi au Nigeria ou au Ghana. Si vous résidez dans l’Union européenne, il est toutefois très peu probable que vos déchets électriques et électroniques se retrouvent dans ces contrées lointaines. Ils y seraient alors parvenus illégalement. Leur route pour l’Afrique dans le coffre et sur les sièges de véhicules d’occasion exportés est l’une de ces voies détournées.

Les expéditions d’appareils électroniques usagés vers les pays en développement sont interdites en Europe au même titre que d’autres déchets dangereux. L’Union a en effet édicté ses propres règles en la matière et a signé la Convention de Bâle, un traité international qui condamne le commerce de déchets toxiques pour la santé et l’environnement avec les pays du Sud.

Un marché (plus ou moins) encadré

Les États-Unis, qui n’ont pas ratifié ce traité, sont plus libres de leurs mouvements. La preuve par l’image : pour suivre leur périple, des scientifiques du MIT ont posé des mouchards sur des ordinateurs et des téléviseurs mis au rebut aux États-Unis.

Un résultat parmi d’autres de la carte MoniTour ci-dessous mise au point par Basel Action Network et le MIT : un appareil à tube cathodique prend son départ à Chicago, il flâne deux mois avant d’arriver à New York, traverse l’Atlantique, poursuit sa croisière en Méditerranée, descend par le canal de Suez, navigue dans les eaux de la mer Rouge et du golfe d’Aden, fait escale dans un port d’Arabie saoudite avant d’être débarqué à Karachi et de terminer son voyage en camion jusqu’à Faisalabad, près du Cachemire. 186 jours, 18 015 km pas mal, non ?

Pour voir les voyages des déchets de manière interactive sur cette carte, il faut se rendre sur : http://senseable.mit.edu/monitour-app/

 

Je vous accorde que poser des puces sur les ordures est une expérience moins sentimentale que de fixer une balise Argos sur les oiseaux migrateurs ou les tortues luth. Mais c’est autant instructif : un tiers des déchets ainsi tracés ont été attirés par le lointain, deux tiers ont préféré rester aux États-Unis.

À propos, pourquoi interdire ou autoriser le commerce Nord-Sud de déchets ?

Déchets non-dangereux et déchets toxiques

S’il s’agit de déchets non dangereux pour recyclage, le commerce Nord-Sud est avantageux pour tous. Prenons l’exemple du granulé de plastique issu de vieilles bouteilles d’eau. Utilisé comme matière première pour de nouveaux emballages, il diminue la production de plastique vierge. C’est la double vertu du recyclage : moins de volume en décharge ou en incinérateur et moins de pétrole ou de minerais et leurs lots d’effets négatifs sur l’environnement. C’est en principe mieux pour la Chine de faire appel également à des gisements secondaires pour étancher sa soif de matières premières et c’est en principe mieux aussi pour les pays exportateurs d’augmenter la récupération.

Le taux de recyclage des déchets plastiques de la planète n’atteint que 9 %. Il serait encore moindre sans les débouchés asiatiques. D’un point de vue économique rien à signaler de particulier a priori : une demande croissante dans cette partie du monde pour les déchets recyclables en fait croître le prix de vente, ce qui augmente les flux à l’export et intensifie la concurrence internationale entre recycleurs.

Du point de vue de l’environnement même chose. Le transport des déchets sur longue distance est certes responsable d’émissions polluantes mais les bateaux repartiraient de toute façon en Chine et vides ou pleins de bouteilles plastiques ou de papiers-cartons cela ne fait pas beaucoup de différence sur le fioul lourd consommé et les émissions de carbone et particules fines associées. Le transport de déchets représente la moitié du trafic transpacifique de conteneurs entre l’Amérique du Nord et l’Asie. Le trait est cependant volontairement forcé. Nous verrons plus bas, en particulier pour la Chine, que ce n’est pas si rose.

Pour les déchets dangereux, il y a une très mauvaise raison à laisser sans entrave les exportations vers le Sud. Elle a été formulée par Larry Summers, un ancien économiste en chef de la Banque mondiale. Figurez-vous qu’il la croyait bonne ! (Lawrence Summers, memo interne, Banque mondiale, cité dans The Economist, 8 février 1992) :

« Je pense que la logique économique derrière la mise en décharge de déchets toxiques dans les pays à bas salaires est impeccable et qu’on doit l’accepter… J’ai toujours pensé que les pays sous-peuplés d’Afrique sont considérablement sous-pollués. »

Chantier de destruction. Photo : Adam Cohn/Flickr, CC BY-NC-ND

Coût marginal et réglementations environnementales

Pourquoi un tel propos est-il consternant et atterre-t-il aujourd’hui plus d’un économiste ? Il est choquant, bien sûr, mais surtout, il est tout simplement faux. L’efficacité économique veut en effet que la dépollution se réalise au moindre coût, là où le coût marginal est le plus bas. Mais il s’agit du coût social, c’est-à-dire par exemple ici du coût privé de l’opérateur qui assure la mise en décharge (par simplicité, je suppose que le coût de transport des déchets est nul) auquel il faut ajouter le coût des effets externes, soit le coût des dommages sanitaires et environnementaux. Comme ce dernier coût n’est pas pris en compte spontanément par le marché, la théorie économique prévoit dans ses modèles d’équilibre qu’une autorité publique l’internalise, par exemple via l’imposition d’une taxe de mise en décharge. Le flux efficace de déchets se dirige vers les zones de faible coût marginal social.

Mais patatras ! Figurez-vous que certains pays n’ont pas de réglementations environnementales ou en ont mais ne les appliquent pas. L’efficacité économique de l’échange n’est plus alors au rendez-vous. À coût privé de gestion des déchets identique entre deux pays, celui où les atteintes à la population et à l’environnement ne sont pas comptabilisées emporte indûment le marché. Interdire l’exportation de déchets dangereux vers certains pays est donc justifié d’un strict point de vue économique.

Notez au passage que la théorie économique n’impose pas que les réglementations environnementales soient les mêmes partout. Si les habitants autour de la décharge sont moins nombreux, ou si la population locale est moins sensible à la qualité de son environnement, ou encore si ce dernier est moins menacé, les coûts externes sont plus faibles et la réglementation doit être moins exigeante ; inversement, si la population est plus nombreuse ou soucieuse de l’environnement ou ce dernier plus fragile elle doit être plus exigeante. Ce qui choque l’économiste n’est pas de voir des enfants s’empoisonner à petit feu sur un tas de déchets toxiques (même si leur cœur aussi se serre) mais que des autorités publiques nationales ou locales n’en tiennent aucun compte.

Un accord international inefficace

Malheureusement, la Convention de Bâle n’a quasiment pas d’effets. Une analyse économétrique approfondie a montré qu’elle n’est à l’origine que d’une très faible réduction des flux de déchets dangereux du Nord vers le Sud. Ce n’est pas une surprise car, comme pour tout accord volontaire, les contraintes pour ceux qui s’engagent reviennent à faire à peine mieux que ce qu’ils font déjà ou prévoyaient de faire tout seuls. Les autres pays ne signent pas.

En tout état de cause, le commerce des déchets dangereux correspond majoritairement à un échange entre pays du Nord à l’instar des autres déchets, et d’ailleurs aussi des marchandises en général. Ainsi les dix premiers importateurs mondiaux de déchets sont tous des pays développés à l’exception de la Chine et de la Turquie ; et la moitié parmi ces plus grands importateurs fait également partie des dix premiers exportateurs.

Un modèle simple dit de gravité permet d’expliquer cette situation : comme pour l’attraction des planètes, les pays s’échangent d’autant plus entre eux que leur masse économique est élevée et que la distance qui les sépare est petite (voir appendice). Or les pays du Nord sont plutôt riches et plutôt proches les uns des autres.

Plastiques (au Tibet…). Photo : Carsten ten Brink/Flickr, CC BY-NC-SA

Flux mondiaux et problèmes planétaires

Mais, comme pour n’importe quel bien échangé, la distance et la richesse économique ne sont évidemment pas les seuls déterminants des flux de déchets. Une langue commune, une frontière partagée, ou un lien colonial passé expliquent aussi en partie le commerce entre les pays. Dans le cas des déchets une variable originale pourrait jouer un rôle : la sévérité de la politique environnementale. Dans quelle mesure un différentiel entre deux pays en la matière agit-il sur les flux ? L’effet est-il significatif ? Son poids est-il grand par rapport aux déterminants classiques des échanges internationaux ?

Ces questions sont d’autant plus importantes que l’exportation de déchets revient à un déplacement de pollution locale. L’émission de CO2 d’une entreprise chinoise dont nous achetons le produit alors qu’il était auparavant fabriqué en France ne change rien car l’effet de serre est un problème global. Peu importe d’où est émise une tonne carbone, que ce soit en France, au Canada ou en Malaisie. En revanche, si les déchets sont mis en décharge dans un autre pays les habitants du pays exportateur sont débarrassés des effets de leur pollution. En d’autres termes, il serait bon de savoir si la sévérisation des normes environnementales, par exemple pour les décharges ou les incinérateurs en France, a surtout pour conséquence de rendre les installations moins polluantes ou surtout de se débarrasser de leur pollution en l’envoyant ailleurs.

Sévérité des législations et commerce mondial

On dispose d’éléments de réponse mais pas de résultats tranchés. La difficulté réside dans l’absence de données objectives pour mesurer la sévérité des réglementations environnementales. En première approximation, elle peut être estimée par la richesse par habitant. L’idée sous-jacente est que plus cette dernière est élevée, plus les citoyens demandent une qualité élevée de leur environnement et plus sévères sont les réglementations. Une étude économétrique a ainsi mis en évidence que plus la richesse par habitant est grande moins le pays importe de déchets dangereux. Mais cette variable indicatrice de la sévérité joue un rôle beaucoup moins important que la distance entre pays.

Une autre approche consiste à apprécier la sévérité environnementale plus directement à partir de données d’enquêtes. Un chercheur de l’Université du Montana a par exemple forgé un indice de sévérité croissante de 0 à 100 à partir de réponses obtenues auprès de 10 000 dirigeants d’entreprises d’une centaine de pays. Son étude économétrique établit qu’une diminution de 10 % de la distance augmente de 15 % le commerce de déchets tandis qu’une chute de l’indice de sévérité de 10 % l’augmente de 3 %. Notez que dans les deux études il s’agit d’estimations de coefficients de corrélation et non de la démonstration de liens de causalité. Or corrélation n’est pas causalité car il peut y avoir des variables cachées communes derrière les corrélations (les quantités vendues de crème solaire et de crème glacée sont fortement corrélées mais sans lien de cause à effet) ou encore parce que les variables sont accidentellement liées (le taux de divorce dans le Maine est quasi-parfaitement corrélé avec la consommation de margarine aux États-Unis). Ne suivez pas Coluche qui recommandait, faussement naïf, que « Quand on est malade il ne faut surtout pas aller à l’hôpital : la probabilité de mourir dans un lit d’hôpital est dix fois plus grande que dans son lit à la maison. »

La Chine-poubelle, c’est fini, le reste de l’Asie en « profite »

Mais revenons à la décision chinoise d’interdire l’entrée de déchets étrangers sur son sol. Elle marque la fin d’une époque, celle d’une Chine atelier du monde assoiffé de matières premières et sans égard pour les pollutions locales et les populations qui les subissent. À travers sa politique industrielle en faveur des hautes technologies, la Chine ambitionne désormais de devenir le laboratoire du monde. Rester la poubelle de la planète en absorbant plus de la moitié des importations mondiales de déchets et ferrailles fait tache.

Traitement de déchets d’imprimantes à Guiyu, en Chine, en 2013. Photo : baselactionnetwork/Flickr, CC BY-ND

 

De plus, la réduction des pollutions locales est devenue une priorité. Or le recyclage des déchets s’il est improprement mis en œuvre et n’est pas correctement contrôlé contribue significativement à la pollution. Environ 15 % du plastique importé en Chine pour être recyclé ne l’est pas et une partie des quantités recyclées le sont dans des conditions très préjudiciables pour la main d’œuvre et l’environnement local.

Enfin, la Chine a à faire avec ses propres déchets dont les quantités sont devenues considérables avec l’essor de la consommation. Pourquoi par exemple gonfler le volume de plastiques à traiter de 10 % par l’importation ? D’autant que le taux de recyclage de la production domestique reste faible, d’environ 10 % aussi, et que le même pourcentage se retrouve dans l’océan, la Chine arrivant très largement en tête des pollueurs de la mer par les plastiques.

La décision chinoise a créé un choc économique. Elle a entraîné une réorientation partielle des flux de déchets vers d’autres pays d’Asie, notamment en Thaïlande, Malaisie et Vietnam. Mais devant cet afflux et leur capacité de traitement limitée et sans commune mesure avec leur voisin chinois, ces pays envisagent à leur tour d’imposer des restrictions à l’importation. Pendant ce temps, aux États-Unis, en Europe ou encore en Australie des monceaux de déchets plastiques et de papier-cartons s’accumulent. En outre, en réduisant la demande, la fin du débouché chinois provoque un effondrement du prix des plastiques et papiers-cartons à recycler, ce qui fait le bonheur des recycleurs dont certains reçoivent de l’argent pour transformer les déchets alors qu’ils devaient auparavant en donner.

À plus long terme, la décision chinoise n’est pas sans avantages à Beijing comme ailleurs. Elle devrait inciter les gouvernements à adopter des politiques nationales de recyclage plus ambitieuses, les industriels à investir en R&D et dans la technologie et les consommateurs à mieux maîtriser leur production de déchets.

En attendant, maintenant que vous savez que vos déchets peuvent partir au loin, qu’ils font de vous dans ce cas un exportateur de pollution locale, à vous de modifier votre comportement en consommant par exemple moins d’emballages plastiques. Ou à ne rien changer de vos habitudes ! Cette chronique vise à vous faire mieux comprendre l’économie non à dicter vos règles de conduite.

 

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Appendice : La gravité du commerce international

« Les astres s’attirent de façon proportionnelle au produit de leur masse et inversement proportionnelle au carré de la distance ». Cette loi de la gravitation inspirée par la chute d’une pomme à Newton lors d’une promenade nocturne dans un verger du Lincolnshire a elle-même inspiré un économiste hollandais, Jan Tinbergen, pour décrire les échanges internationaux. Ce n’est pas une coïncidence car Tinbergen qui fut le premier récipiendaire du prix de la Banque de Suède en sciences économiques est docteur en physique.

Appliquée au commerce entre les nations, la loi de gravitation devient « Le volume d’échanges entre deux pays est proportionnel à leur poids économique et inversement proportionnel à la distance »..

Soit l’équation :

VAB=G(PIBAxPIBB)/d

Où G est une constante, PIBAle produit intérieur brut du pays A, PIBBle produit intérieur brut du pays B et d la distance entre les deux pays.

En réalité, l’équation de gravité est un peu plus compliquée avec PIBA, PIBB et d élevés à des coefficients de puissance, mais les travaux économétriques fondés sur les échanges observés montrent que ces coefficients sont en général proches de 1. Autrement dit, en simplifiant, le volume des échanges augmente de 10 % lorsque la richesse du pays d’origine ou du pays de destination augmente de 10 % et diminue de 10 % lorsque la distance diminue de 10 %.

Les trois variables, richesse du pays A, richesse du pays B et distance permettent d’expliquer une grande partie des flux bilatéraux entre les pays. Il en donne une image juste à 80 %. Pour mieux coller encore à la réalité, il faut compliquer un peu les choses. Changer la mesure de la distance par exemple. Définie comme le nombre de kilomètres à vol d’oiseau séparant les capitales, elle sous-estime le poids des réseaux de transports et les obstacles naturels qu’ils doivent franchir.

Dans les modèles d’aujourd’hui, la distance est mesurée dans les modèles par le coût de transport ou mieux encore par l’ensemble des coûts de transaction, c’est-à-dire y compris ceux des formalités administratives et des barrières tarifaires ou non. L’ajout d’autres variables permet également d’augmenter la précision de l’image, en particulier l’existence d’un lien colonial entre les pays, le partage d’une même langue et la présence d’une frontière commune, trois paramètres qui augmente les flux d’échanges bilatéraux. Contrairement aux astres, l’attraction ou la répulsion entre pays dans leurs échanges dépend aussi de l’histoire et de la géographie.The Conversation

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François Lévêque, Professeur d’économie, Mines ParisTech

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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