L’économie des promesses, ou comment tomber amoureux d’un taux de croissance

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croissance, Fabrice Flipo

Fabrice Flipo, Télécom École de Management – Institut Mines-Télécom

Cet article est publié dans le cadre du cycle de conférences Le progrès a-t-il un avenir ?, organisé par la Cité des sciences et de l’industrie, du mardi 15 au 26 mai 2018. Durant deux semaines, des groupes d’étudiants, un panel de citoyens et des scientifiques, historiens et philosophes, livrent leurs réflexions et débattent.

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[dropcap]A[/dropcap]ppauvrissement de l’alimentation, perte de biodiversité, pollution, crise énergétique… Alors que s’accumulent les rapports faisant état des conséquences négatives du système de production actuel, l’économie des promesses tourne à plein. Croissance et progrès se confondent, et l’espoir de voir émerger des solutions technologiques demeure. Contre toute évidence ?

Des outils de production toujours plus capitalistiques

La croissance a déterminé, et détermine encore, le sens du progrès : vers le « toujours plus ». Science, sport, mobilité, énergie… Les outils de production sont toujours plus capitalistiques : la quantité de capital pour les mettre en place est toujours plus importante. Ainsi, en biologie, la génétique « moderne » n’existe pas sans les machines qui permettent d’analyser le génome. En astrophysique, impossible d’observer les étoiles lointaines sans les télescopes orbitaux. En sciences humaines, l’utilisation du numérique progresse pour interroger les textes, les faire circuler, les rendre accessibles à la Terre entière pourvu que l’on possède un terminal adapté. En sport, comment comprendre que les records ne cessent de tomber sans s’intéresser au matériel utilisé ? Les tours du monde à la voile le montrent bien : même le marin le plus doué du monde ne remporterait aucune course sans une « Ferrari » des mers…

Cette accumulation de capital, par-delà le jeu de marchés supposément concurrentiels, constitue le cœur du progrès qui s’est mis en place progressivement à partir du XIXe siècle. Un processus bien décrit par Marx dans ses ouvrages : les capitalistes achètent, vendent, mais surtout accumulent.

Le gagnant rafle tout

Ce progrès est déterminé par des règles et normes qui laissent beaucoup de marges de manœuvre à l’entrepreneur, que celui-ci soit privé ou même public (les économies socialistes ont en effet été décrites comme structurées par un État entrepreneur). Cette analyse n’est pas datée, comme le montrent tout autant la réussite actuelle de la Chine « communiste » que l’importance de la planification à tous les étages des entreprises « privées » et de l’économie. Si la gestion ou le marketing stratégique ne prévoient pas à dix ou vingt ans, ils contribuent à stabiliser le processus dans le sens de l’accumulation. À ce titre, le modèle de la Silicon Valley est édifiant : des milliards d’argent public, des start-up achetées à 99 % par des grands groupes qui ne cessent de croître…

C’est le fameux « winner take all ». L’adage est souvent associé au numérique, pourtant les choses n’étaient pas différentes avant son émergence : dans le domaine de l’automobile par exemple, les centaines de constructeurs qui existaient ont laissé la place à une dizaine.

Implication citoyenne, conséquences : les grandes oubliées ?

Dans ce contexte, la part du citoyen est limitée : il est surtout envisagé comme une matière malléable, destinataire de biens et de services qui sont, nécessairement, des progrès. Son comportement n’est interprété, dans les décisions et théories dominantes, que comme un insatiable glouton ne cherchant qu’à maximiser son bon plaisir.

L’exemple du numérique le montre à l’envi : au départ, nous étions sur un marché de l’offre, et non de la demande. Le désir était faible. Il a été suscité par des discours enflammés tels que ceux d’Al Gore et de bien d’autres responsables publics sur les « autoroutes de l’information », ou ultérieurement de Barack Obama sur les smart cities. Les conséquences prévisibles de cette explosion du numérique, telles que les déchets, la consommation d’énergie ou la dépendance ont été ignorées, car contraires au progrès.

Pourtant, aujourd’hui plusieurs rapports tirent la sonnette d’alarme sur ces questions : trop de déchets, mal traités, une consommation d’énergie qui explose (les scénarios les plus alarmants vont jusqu’à prévoir que la consommation énergétique du numérique pourrait atteindre 50 % de la consommation électrique totale en 2030, dépendance à des matériaux rares

Tout cela avait déjà été pointé voici deux décennies, tant par le Conseil de l’Europe que par le Parlement européen. Toutefois, les autorités publiques se sont montrées plus inquiètes du retard qu’elles pourraient prendre que de la possible « impasse technologique » dans laquelle elles entraient.

Les moyens avant la fin

Ce concept « d’impasse technologique » est mentionné dans le rapport Villani :

« La production d’équipements numériques est fortement consommatrice de métaux rares, critiques, faiblement recyclables et dont les réserves accessibles sont limitées (15 ans pour l’Indium par exemple, dont la consommation a été multipliée par 7 en 10 ans), ce qui peut conduire à une impasse technologique si la croissance des besoins ne ralentit pas. » (p. 123)

Il est intéressant de souligner le titre du rapport : il s’agit de donner un sens, c’est-à-dire de trouver comment utiliser l’IA, pas de se poser d’abord la question du monde dans lequel nous voulons vivre (question du sens) et ensuite des outils les plus à même d’y parvenir, processus au terme duquel l’IA pourrait ne pas apparaître comme une option pertinente…

Là encore peu de différence avec les sociétés socialistes (« réelles »). En URSS, dans les années 1970, la demande d’un téléphone pouvait mettre des années avant d’être satisfaite, et les voitures étaient réputées pour leur mauvaise qualité. Mais dans d’autres domaines (militaire, aéronautique, etc.) l’industrie a été florissante. Dans certains secteurs comme la santé, les besoins étaient parfois mieux contrôlés dans les sociétés socialistes. Ainsi, l’espérance de vie cubaine est meilleure que celle des citoyens des États-Unis. Nettement meilleure, même, que l’espérance de vie de la fraction de la population américaine dont la peau est plus foncée que celle des autres…

On ne tombe pas « amoureux » d’un taux de croissance

Pour emporter l’adhésion, cette course au progrès repose sur une vaste entreprise d’excitation du désir, qui rejoue le potlatch primitif (pratique consistant à donner et dépenser pour augmenter son prestige, selon l’anthropologue Marcel Mauss) à une échelle jamais atteinte. Mais elle a implications qui ne sont pas des progrès : appauvrissement de l’alimentation, destruction écologique (notamment génétique) à une échelle sans précédent, etc.

Ces « mauvaises nouvelles » sont mises en doute, prises avec précaution, et releguées au dernier rang dans la prise de décision. L’investissement, lui, se presse derrière les rêves de grandeur et d’accumulation. Par exemple, la capitalisation boursière pharaonique de Tesla, qui n’a pourtant jamais gagné d’argent, et est très en retard sur nombre de prévisions… De la même façon, les prophéties fantaisistes du controversé Ray Kurzweil, ingénieur chez Google et « futurologue », reçoivent également un grand écho médiatique.

Il est par ailleurs significatif que face aux menaces évoquées, la solution soit souvent perçue dans plus de capitalisme plutôt que moins. Le Breakthrough Institute explique ainsi que, pour protéger la biosphère face à une consommation croissante, nous devons puiser dans le sol en quantités jamais vues – et recycler, bien sûr… « L’économie des promesses » tourne donc à plein régime, mais dans un seul sens : celui de l’accumulation capitalistique. Tout signal contraire est regardé avec suspicion. Les messages sur l’alimentation ou les inégalités sont globalement noyées dans la célébration permanente du système, comme le suggérait déjà Jean Baudrillard dans les années 1970.

Refuser, c’est régresser

Le capitalisme conduit à une concentration des moyens dans un nombre toujours plus petit de mains. Dès lors, quel que soit le problème envisagé, ce sont toujours les mêmes interlocuteurs qui ont les moyens de faire valoir leurs solutions. Les structures qui proposent des alternatives aux solutions des grands groupes sont handicapées par des réglementations peu adaptées à leurs spécificités, et n’ont pas les moyens d’envoyer du personnel dans toutes les réunions pour changer cette situation.

Conséquence : les visions du progrès qui ne seraient pas dans le « toujours plus » sont discréditées comme relevant plus du regrès que du progrès. C’est le célèbre « on ne va pas revenir à la bougie ! », « argument » récurrent quoique dénué de fondements puisqu’à peu près personne ne le défend. Il ne sert donc qu’à décrédibiliser l’adversaire.

La technologie, nouvelle divinité

Pourtant, la terre isole mieux que le béton, l’énorme quantité de médicaments ingurgitée a un effet bien limité relativement à son coût, les nanotechnologies (ainsi sur le produit phare, les nanotubes de carbone) et biotechnologies (deux grands types d’OGM en 25 ans, thérapie génique qui se fait toujours attendre…) n’ont pas apporté de révolution sur le plan du bien-être.

« Pas encore », répondent les partisans du « progrès », pour qui tout doute est sacrilège. Jacques Ellul est l’un de ceux qui a théorisé le plus loin cette idée suivant laquelle la technologie est devenue sacrée. Ses partisans acceptent tout juste de discuter des modalités d’adoption et d’usage des technologies, mais certainement pas de leur mise à l’écart (voire au rebut) au profit d’autres pistes et manières de voir.

Ils ont pour eux l’expérience acquise depuis 150 ans dans les pays « développés » : après tout les mêmes discours de mise en garde ont été prononcés hier et pourtant « la technologie a trouvé ». Pourquoi n’en sera-t-il pas ainsi demain ? Quand bien même, déjà, certains avertissements se concrétisent : dans son ouvrage fondateur Silent Spring (Printemps silencieux), paru en 1962, la biologiste Rachel Carson annonçait la possible disparition des insectes et des oiseaux. 56 ans plus tard, nous y sommes presque…

Surtout les conditions ne permettent pas l’émergence d’un véritable pouvoir du (citoyen-)consommateur. 30 milliards ont été dépensés en 2017 par les grandes compagnies pour convaincre les Français de l’utilité de leurs produits. Selon l’Ademe, qui a dépensé 16 millions en ce sens en 2016

« La communication vers le grand public et les professionnels est un enjeu majeur pour faire évoluer les comportements et accélérer la transition énergétique et écologique de l’ensemble de la société française. »

En revanche, les décisions prises à l’issue de conférences de citoyens montrent que, quand ils sont informés, les citoyens font des choix très différents de ceux des industries. Comble de l’ironie, après avoir installé un système poussant à l’adoption massive de produits devenus de consommation courante, les décideurs accusent aujourd’hui le consommateur, dès qu’ils s’inquiètent des menaces… Cette position subalterne du consommateur, dans tous les cas, montre bien dans quel sens circule le pouvoir : de haut en bas.

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Pour en savoir plus :

F. Flipo, F. Deltour, M. Dobré et M. Michot, (2012), « Peut-on croire dans les TIC vertes ? », Presses des Mines ;
P. A. Samuelson et W. D. Nordhaus, (2005), « Économie », Economica ;
J. Baudrillard, (1973), « Le miroir de la production », Galilée ;
J. Baudrillard, (1972), « Pour une critique de l’économie politique du signe », Gallimard ;
J. Baudrillard, (1970), « La société de consommation », Gallimard.

Fabrice Flipo, Professeur en philosophie sociale et politique, épistémologie et histoire des sciences et techniques, Télécom École de Management – Institut Mines-Télécom

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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