Comment la biomécanique impacte la médecine – Entretien avec Jay Humphrey

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[dropcap]C[/dropcap]’est un amour pour la mécanique et les mathématiques, ainsi qu’un intérêt prononcé pour la biologie et la santé, qui ont amené Jay Humphrey vers le domaine de la biomécanique. Après une thèse en sciences de l’ingénieur obtenue en 1985 au Georgia Institute of Technology, il entreprend un travail post-doctoral sur le système cardiovasculaire à la John Hopkins University School of Medicine. Aujourd’hui chercheur à l’université de Yale, ses travaux pionniers dans le domaine aident à comprendre et prédire les anévrismes et les dissections artérielles. Le 29 juin dernier, l’IMT lui attribuait le titre de Docteur honoris causa pour sa contribution académique de premier rang et pour les projets qu’il a menés avec Mines Saint-Étienne. À cette occasion, I’MTech lui a posé quelques questions sur sa vision de la biomécanique, la perception de ses travaux, et la façon dont sa communauté impacte la médecine.

 

Comment définiriez-vous la discipline qu’est la biomécanique ?

Jay Humphrey : Une définition générale de la biomécanique est le développement, l’extension et l’application de la mécanique à l’étude des êtres vivants et des structures avec lesquelles ils interagissent. Pour le grand public cependant, il est bon de préciser que la biomécanique s’intéresse aussi bien au corps humain dans son intégralité qu’aux organes, tissus, cellules, et même aux protéines ! La mécanique nous aide à comprendre comment les protéines se plient, interagissent ainsi que la façon dont les cellules et les tissus répondent à des contraintes. Il existe même un nouveau champ d’application appelé mécanochimie, où les scientifiques étudient comment les mécaniques moléculaires influencent les vitesses de réaction chimique dans le corps. La biomécanique est donc une discipline très large.

 

Avec les études sur les protéines et les tissus, la biomécanique revêt un aspect très moderne. Est-ce une science nouvelle ?

JH : D’une certaine façon, la biomécanique remonte à l’Antiquité. Lorsque les humains ont ramassé un bâton pour la première fois afin de s’en servir d’appui, c’était déjà de la biomécanique. Mais la discipline telle que nous la connaissons aujourd’hui n’a émergé que dans les années 1960, avec les premières recherches sur les cellules — les globules rouges ont été les premières étudiées. Nous ne nous intéressons donc vraiment aux tissus et aux cellules que depuis une cinquantaine d’années. Pour les protéines, c’est encore plus récent.

 

Quelle raison a poussé ce rapprochement entre mécanique et biologie dans les années 1960 ?

JH : Il y a probablement cinq raisons pour lesquelles la biomécanique a émergé dans les années 60. Premièrement, la période post-seconde guerre mondiale a vu une renaissance de la mécanique ; les scientifiques ont développé une connaissance théorique plus profonde. Au même moment, les ordinateurs ont vu le jour, permettant de résoudre des problèmes mathématiques complexes en biologie et en mécanique — c’est la seconde raison. Troisièmement, les méthodes numériques, et en particulier celle des élément finis, sont apparues et ont aidé à la compréhension de la dynamique des systèmes. Une autre raison importante a été la course spatiale et la question « Comment les humains se comportent dans l’espace, dans un environnement zéro-gravité ? », qui est fondamentalement une question de biomécanique. Et enfin, c’est aussi la période à laquelle des structures-clés de molécules ont été découvertes, comme celle de l’ADN (en double hélice) ou du collagène (en triple hélice), qui sont les protéines les plus abondantes dans notre corps. Cela a posé des interrogations sur leurs propriétés biomécaniques.

 

Les avancées technologiques ont assurément joué un rôle important dans le développement de la biomécanique. Est-ce que les derniers progrès en la matière vous donnent toujours de nouvelles perspectives pour la discipline ?

JH : Aujourd’hui, les progrès technologiques nous donnent la possibilité de faire de l’imagerie et des mesures en haute résolution. En parallèle, le génome est de mieux en mieux compris, tout comme la façon dont la mécanique influence l’expression des gènes. J’ai toujours été un fervent défenseur du rapprochement entre la biomécanique — qui repose sur les principes théoriques et les concepts de mécanique — et ce que nous appelons aujourd’hui la mécanobiologie — comment les cellules répondent à des stimuli mécaniques. L’intérêt dans la relation entre ces deux champs d’étude est apparu dans les années 70, mais nous ne comprenons vraiment bien comment une cellule répond à son environnement mécanique en changeant l’expression de ses gènes que depuis les années 90.

 

L’interdisciplinarité représente-t-elle un aspect important de la biomécanique ?

JH : Oui, la biomécanique a bénéficié de façon considérable de l’interdisciplinarité. Beaucoup de disciplines et de professions doivent travailler ensemble : ingénieurs, mathématiciens, biochimistes, praticiens médicaux, ou spécialistes en sciences des matériaux pour n’en citer que quelques-uns. Et là encore, cette collaboration a été rendue plus efficace par la technologie. Internet a permis un rapprochement au niveau international, incluant des échanges de données et de programmes informatiques qui améliorent la connaissance.

 

Diriez-vous que votre partenariat avec Stéphane Avril et Mines Saint-Étienne est un exemple typique d’une telle collaboration ?

JH : Tout à fait, et la façon dont cela s’est fait est intéressante. Une collègue en Italie, Katia Genovese, est experte en ingénierie optique. Elle a développé un appareil expérimental pour améliorer l’imagerie durant les tests mécaniques d’artères. Nous avons travaillé avec elle pour augmenter son applicabilité à d’autres études de mécaniques vasculaires, mais nous avions besoin d’un spécialiste des méthodes numériques pour analyser et interpréter les données. C’est pourquoi nous nous sommes associés à Stéphane Avril qui disposait de ce talent. À nous trois, nous avons pu décrire la mécanique vasculaire d’une façon qui n’était pas possible auparavant ; aucun d’entre nous n’aurait pu le faire seul cependant, il nous fallait collaborer. En travaillant ensemble, nous avons mis au point une nouvelle méthodologie que nous utilisons à présent pour mieux comprendre les dissections artérielles et les anévrismes. Pour moi, le titre de Docteur honoris causa qui m’a été attribué reconnaît d’une certaine façon l’importance de cette collaboration internationale, et j’en suis ravi.

En incluant ces recherches, quelle est la contribution scientifique dont vous êtes le plus fier aujourd’hui parmi l’ensemble de vos travaux ?

JH : Je suis assez fier d’une nouvelle théorie que nous avons proposée, appelée « théorie des mélanges restreints » [constrained mixture theory en anglais] pour la croissance des tissus mous et le remodelage. Elle permet non seulement de décrire une cellule ou un tissu à un instant et un lieu donnés, mais aussi de prédire son évolution lors de l’application d’une charge mécanique. Le mot « mélange » est important, car les tissus sont composés de plusieurs constituants mélangés ensemble : des cellules musculaires lisses, des fibres de collagène et des fibres élastiques dans les artères par exemple. C’est ce que nous appelons un mélange. C’est au travers des interactions entre ces constituants, ainsi qu’au travers des propriétés individuelles de chacun que nous pouvons décrire par exemple comment une artère sera impactée par une maladie, et comment elle sera altérée par les modifications de la circulation sanguine. Je pense que ce genre de capacité prédictive nous aidera à mettre au point de meilleures pratiques médicales et de meilleures interventions thérapeutiques.

 

Est-ce que cela peut représenter une avancée majeure en médecine ?

JH : « Une avancée majeure » est peut-être un grand mot, mais nos recherches ont définitivement des applications cliniques évidentes. La méthode que nous avons développée pour prédire où et quand un caillot se forme dans les anévrismes a le potentiel d’améliorer la compréhension et le bilan d’un patient. La théorie des mélanges restreints pourrait également avoir des applications concrètes dans le domaine émergent de l’ingénierie tissulaire. Par exemple, nous travaillons avec le Dr. Chris Breuer, un expert en pédiatrie au Nationwide Children’s Hospital de Colombus, dans l’Ohio, sur l’utilisation de notre théorie pour la conception d’échafaudages en polymères qui remplaceraient les vaisseaux sanguins d’enfants atteints d’anomalies congénitales. L’idée est que les composés synthétiques se dégraderaient lentement en étant remplacés par des cellules et des tissus du corps. Les essais cliniques sont en cours aux États-Unis, et nous sommes très excités à l’idée de poursuivre ce projet.

 

Ce sont des exemples très concrets de la façon dont la biomécanique peut changer significativement les procédés médicaux. Avez-vous toujours eu cet objectif en tête durant votre carrière ?

JH : Il y a sept ans environ, mon travail était encore très fondamental. J’ai décidé ensuite de rejoindre l’université de Yale pour interagir plus étroitement avec mes collègues du secteur médical. Donc mon intérêt dans les applications cliniques est assez récent. Mais puisque nous parlons de la façon dont la biomécanique peut très concrètement changer la médecine, je peux vous donner deux avancées majeures faites par des collègues de l’université de Stanford qui montrent comment la médecine est impactée. Le Dr. Alison Marsden utilise un modèle biomécanique computationnel pour améliorer la planification chirurgicale, y compris pour le genre d’opération sur laquelle nous travaillons en ingénierie tissulaire. Et le Dr. Charles Taylor a lancé une nouvelle entreprise, HeartFlow, dont il espère qu’elle permettra à la biomécanique computationnelle de remplacer des diagnostics invasifs par des approches non invasives. C’est un sujet porteur de nombreuses promesses.

 

Quels sont vos projets pour les années à venir ?

JH : Je souhaite me concentrer sur trois grands axes dans le futur. Le premier est le développement de meilleures greffes vasculaires en utilisant des méthodes computationnelles. J’espère également améliorer notre compréhension des anévrismes, sur les plans génétiques et biomécaniques. Et enfin, je souhaite comprendre le rôle des caillots dans la thrombose. Ce sont mes objectifs pour les prochaines années.

 

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